Necropolis Railway : quand l’Angleterre ouvrait une ligne ferroviaire pour les morts | Déjà-vu

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Morgues saturées, funérailles suspendues, enterrements en catimini… L’épidémie et le confinement mis en place dans les pays touchés par le coronavirus bouleverse l’ordonnancement classique des cérémonies funèbres, ajoutant encore à la douleur des proches. Un vieux problème, typique des périodes de pandémie, qui avait conduit la Londres victorienne à créer une ligne ferroviaire un peu particulière, sur fond de crise sanitaire latente.

La mort au temps du choléra

Été 1854, Londres. Une nouvelle épidémie de choléra éclate dans le quartier populaire et insalubre de Soho. En quelques semaines, elle provoque « seulement » la mort de 616 personnes grâce à l’action décisive du médecin John Snow [1] mais envoie un signal très clair aux autorités : Londres n’est absolument pas à l’abri d’une crise sanitaire majeure comme celle de 1849, lorsque 16 000 Londoniens ont été emportés en quelques semaines – le choléra, là encore.

Mais d’autres maladies sont susceptibles de flamber à tout moment : variole, rougeole, typhoïde… Et pour cause : en 50 ans, la population londonienne est passé d’un petit million d’habitants à 2,5 millions d’habitants. Avec la révolution industrielle, Londres est devenue populeuse, engorgée et souvent misérable, au moins dans les quartiers où les plus pauvres s’entassent dans les taudis crasseux de Whitechapel ou Soho. Gigantesque égout à ciel ouvert, la Tamise est infâme de saleté, engluée chaque jour un peu plus par les eaux usées rejetées par les habitants comme par les déchets des usines et des abattoirs.

Bref : Londres est en gros une boite de Fermi, un bouillon de culture à grande échelle qu’il devient urgent d’assainir – mais les budgets et la volonté politique manquent. Plutôt que de s’occuper des vivants, la plus grande ville du monde (à l’époque) décide de s’occuper des morts et donc d’aménager un nouveau cimetière à 40 kilomètres au sud-ouest de Londres, histoire de désengorger ceux de la ville et de ne pas avoir à vider des tombes encore fraîches en cas de pandémie majeure.

In the Death Train

La solution retenue par les décideurs conduit à l’achat d’un immense terrain de 200 hectares à Brookwood, dans le Surrey. Une immense cité des morts, destinée à accueillir pour des décennies les dépouilles des Londoniens d’une part, d’autre part à évacuer rapidement les victimes d’une épidémie majeure. Mais un problème demeure : en 1854, se déplacer reste à la fois difficile et cher pour la plupart des habitants de Londres. Pour beaucoup, enterrer leurs proches à 40 kilomètres revient à se priver de toute possibilité de se rendre sur leurs tombes.

Un petit groupe d’investisseurs ne tarde évidemment pas à flairer la bonne affaire : chaque année en temps normal, ce sont au bas mot 50 000 citoyens qui passent l’arme à gauche à Londres. La création du cimetière de Brookwood implique qu’il faut bien trouver le moyen de déplacer rapidement des cercueils d’une part, les proches des défunts d’autre part – d’où la création de la London Necropolis Railway (LNC), société privée dont l’objet social consiste à transporter des Londoniens assis, certes, mais surtout allongés : chaque rame compte quelques wagons classiques et beaucoup de wagons spécialement aménagés pour qu’on puisse y ranger des cercueils, soigneusement fixés sur des sortes d’étagères histoire d’éviter qu’une des caisses ne se renverse…

Convois spéciaux

Sur le plan géographique, la ligne suit à peu près le tracé existant du London and South Western Railway mais compte tenu de la nature un peu particulière d’une partie des passagers une logistique spécifique est mise en place. Les défunts et leur entourage passent ainsi par la gare de Waterloo, où on charge les cercueils en passant par une entrée spécialement construite pour permettre la rotation des corbillards : la Necropolis Station, aujourd’hui York Street. Le départ quotidien se fait à 11 h 30 pour un enterrement vers 13 heures et un retour à 15h30. Vite fait, bien fait…

Détail peu glorieux : en bonne compagnie ferroviaire qui se respecte, la London Necropolis Railway pratique une politique de classes, au sens propre du terme. Non seulement les cercueils des anglicans ne sont pas rangés dans les mêmes wagons que ceux des catholiques ou des autres religions, mais la Compagnie tient à garantir aux plus aisés et aux gens de bon goût des conditions privilégiées, pour qu’ils n’aient pas à supporter de voyager avec des cadavres de gueux pas loin des leurs. D’où des classes séparées, trois pour être précis – une distinction valable à bord, mais aussi au cimetière où trois classes d’enterrement distinctes sont prévues, évidemment à des tarifs différents.

La classe, mais pas à Dallas

Un enterrement de première classe – six shillings – permettait non seulement de voyager en toute sérénité mais aussi de sélectionner l’emplacement de ton choix n’importe où dans le cimetière, sans compter d’autres avantages comme des pierres tombales de luxe, une cérémonie un peu chiadée ou un mémorial spécifique. Pour les affligés et autres besogneux, clochards, crève-la-faim, indigents, loqueteux, misérables, traîne-savate et va-nu-pieds, c’est la troisième classe : un trou vite creusé, et le fossoyeur fin prêt à reboucher tout ça, à deux pas de là.

À la décharge de la compagnie, la ligne a eu le mérite ne jamais faire évoluer ses tarifs en… 87 ans d’existence, ce qui a d’ailleurs contribué au remarquable échec financier de l’entreprise qui fut un bide total, au grand dam de ses fondateurs. Qu’il soit mort ou vif, un voyageur, payait le même tarifs en 1854 qu’en 1941, lorsqu’un bombardement nazi détruisit la Necropolis Station de Londres, dans la nuit du 16 au 17 avril. La fin du London Necropolis Railway qui ne sera plus jamais utilisé, même si les bâtiments sont toujours debout du côté de Waterloo Station.

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[1] Qui y connaissait en l’occurrence quelque chose, donc.

 


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